Les tentatives visant à ajuster le droit d’auteur à l’environnement numérique ne datent pas d’hier. Ainsi le titre de la Directive européenne de 2001 inscrit celle-ci dans un effort d’ «harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ».

Droit d’auteur rimant avec culture, donc avec subsidiarité, et ce principe communautaire n’étant pas toujours le meilleur allié de l’harmonisation, un constat nuancé s’impose dix ans plus tard :

  • la montée en puissance des contenus numériques se révèle ici plus laborieuse qu’ailleurs : ainsi la musique en ligne représente à peine 30% du marché américain dans une région qui compte 30% d’habitants en plus, et doués d’une oreille tout aussi musicale.
  • la réforme amorcée au début du siècle est toujours en chantier, à en juger par les travaux actuels des institutions européennes : projet de Directive sur la gestion collective des droits, recommandations attendues du médiateur quant à la redevance pour copie privée et initiative « Licences pour l’Europe » lancée par la communication de décembre dernier.

Seuls les experts en propriété intellectuelle trouvent leurs marques – et paraît-il leur compte – dans les révolutions de ce carrousel endiablé. Les autres parties prenantes en ont simplement le tournis.

Ainsi les consommateurs, avides d’expérimenter sur-le-champ des contenus périmés aussitôt qu’exposés, se lassent vite des lenteurs politico-administratives. Beaucoup accèdent aux œuvres de leur choix malgré les restrictions dont est frappée leur distribution. Largement répandue chez les jeunes, cette impatience n’est pas étrangère au fait qu’aujourd’hui le seul marché unique du numérique en Europe se limite aux contenus illicites. Comment dès lors assurer le respect de la propriété intellectuelle à l’avenir, c’est-à-dire assurer un avenir à la créativité et à l’innovation européennes?

De leur côté, les industriels qui peuplent réseaux et équipements de ces merveilles technologiques dont ils ont le secret ont réclamé – en vain jusqu’ici – un réexamen en profondeur de la redevance pour copie privée, anomalie de l’ère numérique à laquelle l’avènement du « cloud computing » semble en voie de porter le coup de grâce.

Quant à nos principaux partenaires à travers le monde, ils sont interloqués par certains épisodes, tel l’ACTA. Certains observateurs prétendent pourtant que ce naufrage était prévisible : comment en effet envisager de graver dans le marbre d’un traité international des dispositions qui font encore l’objet de vifs débats dans une région du monde dont l’agilité numérique se trouve prise en défaut?

Face à ce constat, deux écoles de pensée croisent le fer: pariant sur un improbable reflux de l’engouement pour l’internet et le retour à une « consommation » plus classique de biens et services culturels, les partisans du statu quo prétendent que notre sage lenteur nous évite certains des déboires associés à la révolution numérique ; d’autres, plus sensibles aux aspects économiques et sociaux de la culture, et notamment à sa projection au-delà de son berceau européen, souhaitent tirer le meilleur parti des facilités nouvelles qu’offre la technologie numérique à une culture européenne soucieuse de rencontrer son public partout dans le monde.

Au fond, chacun joue parfaitement son rôle dans cette comédie : certains préservent l’ordre établi aussi méticuleusement qu’avantageusement par leurs propres soins ; les fonctionnaires et élus nationaux et européens cogitent, tandis que d’autres poussent les feux du changement en bravant une législation qu’ils estiment dépassée.

A l’invitation de Candide, nous pourrions aussi bien considérer que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes si celui-ci n’était devenu numérique, c’est-à-dire dépourvu de frontières, d’intermédiaires et de la gouvernance pyramidale jadis omniprésente. Consciemment ou par inadvertance, l’Europe semble embarquée dans un «remake » du « Lièvre et la Tortue ».

Au vu des conditions radicalement nouvelles de l’environnement numérique, il serait hasardeux de parier sur un déroulement identique à celui que narrait La Fontaine. Gageons plutôt que les efforts de notre région qui ne se hâte pas davantage de toiletter son paysage réglementaire qu’en d’autres temps la « commère de se purger de quatre grains d’ellébore » ne l’empêcheront pas de continuer à se faire distancer par l’«animal léger » entraîné sous des cieux manifestement plus propices.

 

Patrice Chazerand est Directeur des affaires publiques de Digital Europe.

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